Paroles de dimanches

Les grands hommes et femmes de l’Histoire

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

25 janvier 2023

Crédit photo : Dominik Lange / Unsplash

L’évangile de Matthieu proprement dit commence avec la présente péricope (Mt 5,1-12), laquelle en ouvre la première partie. Celle-ci, qui compte cinq chapitres, présente Jésus comme étant le nouveau Moïse, autant en paroles (5,1-7,29) qu’en gestes (8,1-9,38).

Or, s’il y a eu un nouveau Moïse, c’est donc qu’il y avait quelque chose de neuf à dire sur Dieu, un nouveau chemin à tracer devant un nouveau peuple qui accepterait de s’y engager, malgré qu’il y ait une mer à fendre, un désert à traverser, une terre à conquérir.

La péricope ouvre un segment très significatif de l’évangile de Matthieu intitulé traditionnellement «Sermon sur la montagne» (ch. 5-7). C’est le guide du chemin de vie chrétien. C’est à lui qu’à la fin de l’évangile, «sur la montagne où il les avait convoqués», le Christ matthéen fait référence en interpellant ses partisans pour qu’ils suivent «toutes les directives» qu’il leur avait transmises (28,16.20).

Ici, le Jésus matthéen prend place sur la montagne et il présente à tout le monde[1] le portrait de la sorte d’êtres humains qu’il les invite à devenir. La Liturgie laisse de côté le verset 12b, sans doute parce qu’elle le juge sans intérêt pour les participants à ses célébrations, mais je l’ai rétabli parce que Matthieu l’a délibérément choisi comme finale de la péricope[2].

 

1 Ayant alors vu les foules, il monta dans la montagne et, lui s’étant assis, s’approchèrent de lui ses partisans.  2 Et, ayant ouvert sa bouche, il les enseignait, disant :

3 Comblés, les pauvres de souffle,

car le régime des Cieux est à eux.

4 Comblés, les endeuillés,

car ils seront consolés.

5 Comblés, les indulgents,

car ils hériteront de la terre.

6 Comblés, les affamés et assoiffés de la justice,

car ils seront rassasiés.

7 Comblés, les compatissants,

car ils seront objets de compassion.

8 Comblés, les clairs du cœur,

car ils verront Dieu.

9 Comblés, les faiseurs de paix

car ils seront appelés enfants de Dieu.

10 Comblés, les pourchassés pour cause de justice,

car le régime des Cieux.

11 Comblés, vous l’êtes s’ils vous blâment et pourchassent et di­sent toute chose malicieuse con­tre vous, en mentant, à cause de moi12 Soyez joyeux, radieux même, parce que votre salaire est en nombre dans les Cieux; [c’est d’ailleurs ainsi qu’ils ont pourchassé vos devanciers, les prophètes.]

 

 

Traduction

 

Partisans (v 1). Le mot grec est d’ordinaire traduit par «disciples». Jésus n’était cependant pas un enseignant formant des étudiants ou des élèves, mais un homme d’action choisissant des hommes qui devaient prendre «parti» pour lui.

Comblés (vv 3-11). Le sens du mot, paradoxal et provocant à souhait, est que les gens ainsi désignés sont ravis, au comble de la félicité, à mettre au rang des bienheureux des sphères célestes.

Indulgents (v 5). Littéralement, les «doux» «gentils». Selon Matthieu, cependant, la douceur en question a moins à voir avec le caractère qu’avec le refus d’imposer aux petites gens la dureté des lois et de juger sévèrement les autres.

Justice (v 6). Le terme est à comprendre au sens large de comportement qui respecte la dignité humaine.

Clairs du cœur (v 8). La rencontre d’une personnalité claire, limpide – le «cœur» étant le noyau personnel, le je –, permet de voir Dieu tout comme l’eau «pure» fait entrevoir le fond.

Enfants (v 9). Littéralement, «fils». Je traduis par «enfants» pour signifier que les filles sont incluses dans le terme.

 

Matériaux utilisés

 

Matthieu a tiré sa péricope de la source Q[3] :

vv 1-4.6.11-12    = Q 6,20-23.

 

Un homme taciturne s’adressant aux sans-voix

 

Jésus était un travailleur manuel, réfléchi, homme d’action plus que de parole, habitué de longues périodes de solitudes desquelles il sortait en s’exprimant très brièvement, de façon d’ordinaire imagée, souvent énigmatique, provocante et désarçonnante. Les longues paroles, souvent fondées dans l’Écriture, que les évangiles lui attribuent sont le fruit du travail des scribe chrétiens, lesquels ont cherché à actualiser, à l’intention de leurs communautés, les orientations issues de leur seigneur en les ancrant dans l’histoire du Nazaréen.

L’utilisation de la «béatitude» pour désigner une personne ou un groupe est fondée dans l’Ancien Testament et relève probablement de l’activité des scribes. Ce qui relève de Jésus est le choix très personnel qu’il a fait de fréquenter les petites gens de sa société pour leur donner de l’espoir. Se basant sur cette option, les scribes se sont servis de la béatitude pour désigner différentes catégories de personnes auprès de qui Jésus est intervenu, ou vers qui orienter leurs communautés, ou encore différents comportements définissant la façon chrétienne de vivre.  La béatitude véhicule donc l’écho de la voix de Jésus.

 

Traditions

 

Dans la source Q, les béatitudes sont les premières paroles que Jésus prononce après qu’il se soit débarrassé du Satan. Elles sont au nombre de quatre et sont formulées comme suit :

 

Q 6,20a Et, ayant levé les yeux sur ses partisans, il dit :

Comblés, les pauvres, car le régime de Dieu est à eux.

21 Comblés, les affamés, car ils seront rassasiés.

Comblés, les endeuillés, car ils seront consolés.

22 Comblés, vous l’êtes s’ils vous blâment et pourchassent et disent toute chose malicieuse contre vous à cause de l’Humain.  23 Soyez joyeux, radieux même, parce que votre salaire est en nombre dans le ciel ; c’est d’ailleurs ainsi qu’ils ont pourchassé vos devanciers, les prophètes.

 

La péricope, en deux temps, est facile à comprendre, mais difficile à vivre. Les trois premières béatitudes disent la mission de la communauté des partisans et partisanes. Le régime de Dieu appartient de droit aux pauvres («eux»), gens qui, par définition, sont démunis, ont faim et, en conséquence, sont fréquemment malades et souffrent du départ prématuré de ceux et celles qu’ils aimaient. La tâche des partisans de Jésus est de leur donner de l’espoir, en prenant des mesures qui allègent leur détresse et leur permettent de voir la lumière au bout du tunnel.

La quatrième vise les partisans et partisanes qui font partie de la communauté de auteurs de la Source («vous»).  À ces croyants et croyantes, il est dit trois choses :

 

. tant mieux s’ils sont en conflit avec leur société ainsi qu’avec  leur entourage, c’est le signe qu’ils poursuivent l’œuvre de Jésus;

. ils n’ont aucune réaction positive à attendre de ceux et celles auprès desquels ils luttent; ce qui doit les combler, c’est de savoir que le «ciel» est d’accord avec eux;

. les tensions qu’ils et elles vivent ne doivent pas les surprendre, les prophètes, leurs devanciers, ont éprouvé la même chose.

 

Cette péricope est fondamentale parce qu’elle exprime la raison pour laquelle la foi existe. Il y a la foi parce que les humains ont monté un système qui favorise les intérêts de quelques-uns aux dépens de la grande majorité. Aussi, aux yeux de celui qui, depuis des millénaires, reçoit le nom de «Dieu», est-il nécessaire que certains s’opposent à l’injustice systémique dans laquelle l’humanité est plongée, en attendant que «Dieu» y voit. Sans qu’on sache cependant pourquoi il n’y voit pas maintenant.

 

Matthieu

 

Comme la Source, Matthieu a jugé cette péricope assez importante pour lui faire ouvrir la vie publique de Jésus. Il l’a cependant profondément retravaillée, faisant passer le nombre de béatitudes de quatre à neuf. Plus important que le nombre, cependant, est le fait qu’il s’en sert pour faire le portrait des lecteurs et lectrices qu’il souhaite pour son évangile. Et l’image qu’il trace, très idéalisée, est toute sémitique dans le sens qu’elle décrit des personnalités façonnées par l’action :

 

. courant après leur souffle, pour s’être plongées dans l’engagement et ressentir la tentation de la désespérance;

. dans le deuil, pour avoir perdu de leurs compagnes ou compagnons, épuisés ou victimes du système;

. indulgentes, et donc objets de tracasseries de la part des tenants de la loi et de l’ordre;

. alignées sur la dignité humaine plutôt que sur la performance, l’argent, le pouvoir ou les honneurs;

. compatissantes, courbées sous le poids de la misère des autres;

. des femmes et des hommes aux yeux clairs, qui refusent les compromissions qu’on attend d’eux;

. des faiseurs de paix attaqués parce qu’ils s’opposent à la violence dont se sert le système pour assurer ses privilèges;

. des humains authentiques dont l’être même effraie le système.

 

De tels hommes et femmes sont de tous les temps, de toutes les cultures, de toutes les religions. Rencontrer de tels êtres et pouvoir les compter au nombre de ses amis est la grâce d’une vie. Et, selon Matthieu, tous ceux-là, qu’ils s’en rendent compte ou pas, sont comblés. Ils ont l’avenir pour eux, le passé en est garant.

Il est important de dire, en terminant, que le travail de l’évangéliste, lequel a composé ce portrait d’êtres humain admirables, ne rend pas obsolète les béatitudes formulées dans la source Q, lesquelles étaient une reformulation de la mission telle que Jésus l’avait envisagée et qu’une communauté chrétienne s’était appropriée. Les deux ensembles de béatitudes sont nécessaires à une vue équilibrée de la foi.

 

Ligne de sens

 

Il faut relire ces simples mots :

. comblés, les pauvres…

. comblés, les pauvres de souffle, pourchassés à cause de moi (l’Humain)…

 

Ces deux lignes, qui n’ont rien d’un credo, disent pourtant toute la foi.

Il y eut un homme qui a mis les pauvres à l’avant-plan et qui a ouvert le chemin de la lutte en leur faveur, à en devenir essoufflé et marginalisé, jusqu’à perdre le souffle sur la croix. En tant qu’Humain, il saura bien reconnaître ceux et celles qui auront marché à sa suite.

 

Il n’y a rien d’autre à croire.

Avoir la foi se manifeste par les pas que l’on fait sur ce chemin. Et la vérité de ce chemin se révèle dans l’authenticité humaine de ceux et celles qui l’empruntent. C’est tout.

Le reste n’appartient pas à la foi. L’Église, les sacrements, les messes, le sacerdoce, les rituels, les codes de droit, le Vatican, les dogmes, tout cela – ou une partie de cela – est à conserver si ça aide à marcher sur le chemin tracé par Jésus. Mais, rien de cela ne fait partie des critères évangéliques d’évaluation de l’authenticité d’une personne. Si vous ne me croyez pas, aller relire ce que dit Matthieu en 25,34-46 : rien de ce que j’ai écrit au début de ce paragraphe ne s’y trouve. Mais peut-être ignorait-il ce qu’est la foi…

 

Notes :

 

[1] Le Sermon est adressé tant aux foules qu’aux partisans.

[2] L’essentiel de la rédaction matthéenne est indiquée en caractères gras.

[3] Il n’est pas possible de savoir si Matthieu est l’auteur des cinq béatitudes supplémentaires, ou s’il les a tirées de sa tradition («M»).

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur des nombreux ouvrages, professeur retraité de l’Université de Montréal et spécialiste des Évangiles, particulièrement de celui de Marc. Depuis plusieurs années, il anime de nombreux ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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