Paroles de dimanches

Attiré par le Parent

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Par André Myre

Paroles de dimanches

7 août 2024

Crédit photo : Rawpixel / iStock

Dans la péricope (Jn 6,41-51) de ce dimanche, les Judéens, adversaires caractérisés de Jésus dans le Livre des signes, prennent d’autorité la relève de la foule, laquelle avait été plutôt sympathique à Jésus.

Plus haut, ce dernier avait dit aux gens qu’il était «le pain pour la vie» (v 35). Or, la discussion porte maintenant sur le fait que, selon les Judéens, il se serait présenté comme «le pain descendu du ciel». Le cadre du texte porte sur ce contenu litigieux (vv 41-42, 50-51), tandis que, dans le centre, Jésus fait sa propre mise au point (vv 43-49). La traduction qui suit est disposée selon la forme du passage.

 

6,41 Les Judéens grognaient donc après lui parce qu’il a dit : «Moi, je suis le pain descendu du ciel.» 42 Et ils disaient :

Il s’agit bien de Jésus, le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère? Comment dit-il maintenant : «Je suis descendu du ciel»

 

43 Jésus répondit et leur dit :

Ne grognez pas entre vous. 44 Personne ne peut venir à moi s’il n’a été attiré par le Parent qui m’a délégué, et moi, je le relèverai au dernier jour. 45 Dans les Prophètes, il est écrit ceci :

Tous seront instruits par Dieu.[1]

Quiconque a entendu quelque chose d’auprès du Parent et a appris de lui vient à moi. 46 Le Parent, cependant, personne ne l’a vu à part celui qui est d’auprès de Dieu. Lui, le Parent, il l’a vu.

 

47Faites-moi bien confiance, je vous le dis, celui qui fait confiance a la vie pour toujours. 48 Moi, je suis le pain pour la vie. 49 Au désert, vos pères sont morts malgré qu’ils se soient nourris de la manne.

 

50 Voici ce qu’est le pain qui descend du ciel pour que quiconque s’en nourrit ne meure pas : 51 c’est moi ce pain vivant qui descend du ciel. Quiconque se nourrit de ce pain vivra pour toujours. Et le pain que je vais donner, pour la vie du monde, c’est moi-même.

 

 

 

Traduction

 

Déléguer (v 44). Autre verbe que apostellô (dont la racine est à l’origine du mot «apôtre») pour désigner l’envoi.

Se nourrir (vv 49-51). Dans le passage, ainsi que dans la péricope qui suit, il est clair que le mot «pain» n’est pas qu’un aliment parmi d’autres, mais qu’il est utilisé au sens large de «nourriture». Le verbe «manger» est donc à interpréter en conséquence, comme signifiant l’activité qui consiste à «se nourrir» en vue de bien vivre (v 51b).

Moi-même (v 51). Plus délicate est la traduction du terme «chair». Pour le rendre adéquatement, il faut partir du v 53a, où il est dit, littéralement : «si vous ne mangez pas la chair de l’Humain». Or, dans le Livre des signes (ch 2-12), l’«Humain» (ou «fils de l’homme») n’est pas Jésus, mais un personnage transcendant : venant du ciel où il a tout appris de Dieu; il est descendu sur terre au temps de Jésus et est remonté Là-haut à l’occasion de l’élévation de ce dernier sur la croix. Un tel être n’a évidemment pas de «chair» propre à être mastiquée. Le texte ne parle donc pas de substance corporelle, mais d’identité[2] : la «chair» de Jésus, c’est sa personne. Quand ce dernier dit du pain qu’il est sa «chair», il s’identifie à lui, il le présente comme étant «moi-même» (v 51). Il s’agit de voir en quel sens.

 

Jean

 

Vv 41-42. Ça grogne contre Jésus comme les Hébreux au désert contre Moïse (Ex 16,2 – LXX). Comme point de départ du débat, l’évangéliste met dans la bouche des Judéens un résumé en quelques mots des propos de Jésus aux Galiléens : «Moi, je suis le pain descendu du ciel.» Le point d’accrochage va se préciser très vite. Ce serait trop attendre des Judéens qu’ils s’intéressent aux liens entre l’Humain et Jésus. C’est au fait que ce dernier parle avec autorité qu’ils en ont. Le système se sent menacé. Lui seul est en droit de se prononcer sur la conduite à tenir dans la vie, puisque personne d’autre n’a les compétences requises pour interpréter les normes de vie reçues de Moïse, lequel les a apprises de Dieu lui-même. Un simple villageois, dont on connaît les parents – on en sait donc l’humble origine – n’a aucun droit à se prononcer sur le sujet, encore moins à contester le système en vigueur. C’est de la pure supercherie que de se prétendre «descendu du ciel» pour justifier un comportement scandaleux. Le problème est énorme : à quel titre un non-instruit pourrait-il avoir l’autorité requise pour contester un système qui existe depuis 1 200 ans? Et n’est-ce pas folie que de lui faire confiance?

Vv 43-46. À la tradition supportée par l’interprétation des scribes et l’existence du système, Jésus oppose l’expérience intérieure. D’abord, il déclare tout net qu’il ne se fait pas d’illusion : il sait fort bien qu’il ne convaincra jamais personne de l’écouter. Seul un être humain «attiré par le Parent qui m’a délégué» pourra se reconnaître en lui (v 44)[3]. L’évangéliste laisse donc le système à sa propre logique, et se situe ailleurs. Il ne le laisse pas avoir prise sur lui. (À la fin du v 44, le catholique a inséré son leitmotiv sur le relèvement au dernier jour. Son ajout a comme effet de réserver la résurrection à celles et ceux qui, au cours de leur vie, auront écouté Jésus.) Pour rendre compte de sa liberté, l’évangéliste fait référence au contenu d’Is 54,13 (LXX) : «Tous seront instruits par Dieu». Il l’interprète comme s’appliquant à tous ceux et celles qui font confiance à Jésus. Puis, il énonce une sorte de définition du croyant ou de la croyante : c’est quelqu’un «qui a entendu quelque chose provenant du Parent et a appris de lui» (v 45), ce qui conduit l’être humain à Jésus. C’est très beau comme définition de quiconque cherche à s’expliquer d’où vient son goût de vivre dans la ligne de Jésus. Les croyantes et croyants n’ont d’autres enseignants que le Parent[4].

Le passage se termine sur un verset dense, au contenu typiquement johannique.

 

6,46 Le Parent, cependant, personne ne l’a vu de ses yeux à part celui qui est d’auprès de Dieu. Lui, le Parent, il l’a vu.

 

Les Judéens s’étaient mis à grogner parce que, Jésus, un non-instruit, se mêlait de choses qui ne le regardaient pas en se prétendant d’origine céleste. Jésus a commencé par répondre que seuls ceux qui ont été intérieurement instruits par Dieu sont habilités à comprendre quelque chose de Dieu. Il laissait ainsi entendre qu’à partir d’une simple exégèse de textes ou d’une transmission de traditions sur Dieu, on ne pouvait pas se prétendre autorisé à gérer la conduite humaine. On reste ainsi à l’extérieur des choses. Il conclut en disant que, certes, nul n’a vu le Parent de ses yeux «à part celui qui est d’auprès de Dieu».

En tenant compte de ce que l’évangéliste a écrit depuis le début, celui qui a ainsi vu le Parent ne peut être que l’Humain, descendu du ciel pour montrer aux humains comment vivre, par l’entremise des œuvres de l’envoyé du Parent. C’est bien ce qu’avait compris le rénovateur, qui a inséré 3,31-33 à l’intérieur du Livre des signes que l’évangéliste avait déjà rédigé. L’auteur du prologue, quant à lui[5], inscrit un intermédiaire entre l’Humain et Dieu, soit le Dire de Dieu (1,18). L’évangile parle donc d’une série de «personnages» qui, chacun à sa façon, a «vu» ou «entendu» Dieu : le Dire, l’Humain, le Baptiste, le fils-envoyé, la lignée des croyantes et croyants. Tous et toutes parlant d’expérience, dans un cosmos, un monde, un judaïsme, une Église érigés en systèmes qui s’opposent à la vie. Un drame d’envergure cosmique et historique.

 Vv 47-49. Le second morceau du centre est introduit par le solennel «Faites-moi bien confiance» (amèn-amèn). Les versets 47-58 ont traditionnellement reçu le nom de «Discours sur le pain de vie». Le v 47 en définit succinctement le contenu. Le grec l’exprime en cinq mots, littéralement : «Le croyant a vie toujours.» Vivre vraiment, c’est, pour avoir fait confiance à Jésus, suivre ses orientations de vie, une vie telle qu’elle ne se perd pas. Cela peut se dire en d’autres mots, qui ont le même sens : «Moi, je suis le pain pour la vie» (v 48). La vie de Jésus, avec les signes qui en illustrent le sens, est la nourriture qui fait vivre. Cela ne sera vrai, cependant, que si se trouve réalisée la condition dont Jésus a parlé dès le début de son débat avec les Judéens : avoir été «attiré par le Parent» (v 44). Sinon, personne ne peut faire confiance à Jésus. Le seul pour qui ce dernier soit nourriture est l’être humain qui, de l’intérieur, se sent «attiré» par lui. Jésus (l’évangéliste) ne parle donc pas de nourriture ordinaire. Même la manne au désert était impuissante à assurer une telle vie[6].

Vv 50-51. En conclusion, l’évangéliste annonce subtilement un autre lien à faire entre l’Humain et Jésus, lien qu’il explicitera plus loin. Dans son Livre des signes, il a déjà dit de ces deux-là que l’Humain a «vu» de Dieu ce que les anges lui ont transmis; et qu’il est «descendu» (ou «descend») du ciel pour communiquer ce qu’il a appris à Jésus. Par conséquent, parce que Jésus est le «délégué» (v 44) chargé de faire en tout comme son Parent du ciel, il est le décalque humain et historique de la trajectoire céleste de l’Humain. C’est pourquoi, dans cette péricope, l’évangéliste peut faire affirmer par Jésus, à la suite, les deux choses suivantes :

 

48 Moi, je suis le pain pour la vie,

 

au sens où sa vie permet aux croyantes et croyants de voir quelles orientations donner à la leur pour écouter l’«attirance» vers lui que le Parent a déposée en eux, et

 

51 C’est moi ce pain vivant qui descend du ciel,

 

au sens où sa vie exprime les lignes de fond que l’Humain a reçues des messagers de Dieu, et qu’il apporte avec lui en descendant du ciel, pour les transmettre à Jésus. Qui se nourrit de Jésus, se nourrit de l’Humain. Et, ajouterait l’auteur du prologue, qui se nourrit de l’Humain se nourrit du Dire de Dieu. Et l’être humain qui se nourrit ainsi, s’il va certainement passer par la mort (comme Lazare au ch.11), ne perdra jamais la vie. Les derniers mots du v 51 laissent entendre que l’évangéliste pense bien à la mort. Jésus va se donner lui-même en nourriture pour que le monde vive. Au premier sens, sa vie va servir de nourriture au «monde», c’est-à-dire à l’humanité, pour que celle-ci s’écarte des chemins de mort sur lesquels elle est égarée et se mette à vivre vraiment. Au second sens, le texte fait référence à la mort de Jésus, et au lien que l’évangéliste va établir, plus loin, entre celle-ci et la trajectoire de l’Humain : ce dernier remontant au ciel d’où il est venu à l’occasion de l’élévation de Jésus sur la croix.

 

Ligne de sens

 

Deux points sur la ligne du sens.

1. Le pain dont parle ce texte n’a rien à voir avec le rite eucharistique. La nourriture dont il est question est la vie de Jésus : pour l’être humain «attiré» intérieurement vers lui, la vie de Jésus est une nourriture sur le chemin d’une existence authentique. Elle lui montre quelle relation avoir avec le système, les puissants, la religion, Dieu, les petits, l’argent, les autres, la vie, la mort, etc. Toute personne qui vit comme lui ne mourra pas au sens où elle passera vivante à travers la mort.

2. Les Judéens, qui se réclament de Moïse, ne veulent rien savoir du délégué du Parent. Ici, chaque lectrice ou lecteur de l’évangile a un choix d’interprétation d’importance primordiale à faire. Et cela n’a rien à voir avec la compétence exégétique, théologique, sacerdotale, etc. L’évangile nous dit : le Système, dirigé par les grands, n’a rien voulu savoir de Jésus. L’Organisation religieuse nous dit : Jésus a eu raison, jadis, de s’opposer au Système en place, parce que ce dernier n’était pas fidèle à sa raison d’être, aussi en a-t-il mis sur pied un autre, «un, saint, catholique et apostolique» établi selon la volonté du Parent; moi, je suis le bon, le vrai Système, et il faut me croire. L’évangile redit : aucune Organisation ne peut «attirer» vers Jésus, seul le Parent le peut.

En tant que partisane ou partisan de Jésus, j’ai donc – et je suis la seule compétence pour le faire – à choisir à qui ou à quoi je crois, et la nature du pain dont j’ai besoin pour vivre. Personne ne peut faire ce choix à ma place. Ma nourriture vitale, c’est la vie de Jésus vers laquelle le Parent m’attire. Ou c’est autre chose. La direction de ma vie en dépend, la sorte d’être humain que je vais devenir, et ce qui m’arrivera quand la mort aura raison de moi. Ici, l’évangile mérite particulièrement réflexion, et fait de moi son interprète autorisé. J’ai la responsabilité de décider de la nourriture dont j’ai besoin pour vivre authentiquement.

 

Notes :

 

[1] Citation libre à partir d’Is 54,13 (LXX).

[2] On pense à Gn 2,24 qui donne au couple l’objectif de devenir «une unique chair».

[3] Le v 44 devrait mettre un terme aux efforts de «transmission» de la foi. C’est se prendre pour Dieu.

[4] Il est intéressant de noter que l’évangéliste passe de l’instruction par «Dieu», dans la citation d’Isaïe, à l’écoute de la voix du «Parent» par les croyants. C’est qu’une telle écoute entraîne dans la suite du délégué du v 44, le fils envoyé par le Parent, et donc à entrer dans la famille. Dans la large tradition johannique, il n’y a pas d’enseignant officiel (voir 1 Jn 2,27). L’inculturation de la foi se fait à l’occasion du «témoignage» de personnages à l’autorité reconnue, dans la ligne de celui du partisan par excellence. À la fin du premier siècle, l’Église, centrée à Rome, éprouvait peu de sympathie pour ce manque d’officiels chargés de transmettre le «dépôt» de la foi (1 Tm 1,12.14).

[5] Le catholique, le rénovateur et l’auteur du prologue sont trois scribes qui sont intervenus après que l’évangéliste ait rédigé son Livre des signes.

[6] La référence à «vos» pères qui sont morts dans le désert montre la distance qui existe entre la communauté johannique et le système rabbinique en train de se mettre en place au moment de la rédaction du Livre des signes.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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