Paroles de dimanches

De nouveau apte à communiquer

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Par André Myre

Paroles de dimanches

4 septembre 2024

Crédit photo : AnnaStills / iStock

Pour ce dimanche, la Liturgie a choisi une péricope très intrigante (Mc 7,31-37), récit central de la troisième triade de gestes puissants de Jésus racontés par Marc dans une longue sous-section de son évangile[1]. La rencontre se fait dans la Décapole, territoire étranger situé à l’est du lac de Galilée.  Jésus y traite un homme qui a un gros problème de communication, et le processus de guérison n’est pas simple.

 

7,31 Et étant de nouveau sorti des frontières de Tyr, il vint, par Sidon, vers la mer de Galilée, au beau milieu des territoires de la Décapole. 32 Et ils lui amènent un sourd quasiment muet, et ils le supplient afin qu’il pose la main sur lui. 33 Et, l’ayant pris à part de la foule, à l’écart, il jeta ses doigts dans ses oreilles, et, ayant craché, il lui toucha la langue, 34 et, ayant regardé en haut vers le ciel, il grogna et lui dit :

Ephphata!

c’est-à-dire : Ouvre-toi! 35 Et ses oreilles s’ouvrirent aussitôt, et le nœud de sa langue se délia, et il parlait correctement. 36 Et il insista auprès d’eux pour qu’ils ne le disent à personne, plus il insistait auprès d’eux, cependant, plus eux proclamaient. 37 Et ils étaient super-extrêmement étonnés, disant :

– Il a tout fait bellement!

Et il fait entendre les sourds, et parler les muets.

 

 

Traduction

 

Quasiment muet (v 32). Le mot grec, qui signifie «parlant difficilement», est une curiosité. Il n’apparaît qu’ici dans le Nouveau Testament et seulement en Is 35,6 dans la Septante (traduction grecque de l’Ancien Testament) d’où il a probablement été tiré.

 

Histoire

 

L’étrangeté du récit primitif nous permet de nous faire une idée de ce que pouvait être un geste guérisseur de Jésus. Mais il ne nous est rien dit de l’intention de ce dernier, du sens qu’il y voyait. La partie essentielle de l’historicité du geste de Jésus nous est donc cachée.

 

Traditions

 

1. Le récit primitif rapportait la guérison d’un sourd à l’intention d’un auditoire de langue araméenne. Il devait s’entendre comme suit :

 

32 Et ils lui amènent un sourd, et ils le supplient afin qu’il pose la main sur lui. 33 Et il jeta ses doigts dans ses oreilles, 34 et, ayant regardé en haut vers le ciel, il grogna et lui dit :

Ephphata!

35 Et ses oreilles s’ouvrirent. 37 Et ils étaient super-extrêmement étonnés, disant :

Il a tout fait bellement!

 

Le texte, sans doute d’origine galiléenne, fait porter l’accent sur le mode d’action de Jésus, tout en restant très discret sur l’aspect de l’insertion sociale qu’il avait en vue. D’un côté, il y a Jésus et ceux qui lui demandent de se servir de son pouvoir de guérison. Ce ne sera pas chose simple, car l’ennemi (implicitement : le souffle malfaisant responsable de la surdité) est résistant et il faudra lui faire violence. Aussi, tout en grognant, Jésus enfonce-t-il brusquement ses doigts dans les oreilles de l’homme. Il aura finalement raison de la surdité, l’ordre de guérison, exprimé par le verbe araméen «ouvrir», qui ne s’applique pas à la difficulté de parler, révélant que le récit primitif rapportait la guérison d’un malentendant sans plus. En formulant l’étonnement de la foule («Il a tout fait bellement!»), le scribe fait allusion à la satisfaction de Dieu au sixième jour de la Création :

 

Gn 1,31 Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici : très bon.

 

Si les assistants sont «super-extrêmement étonnés», ce n’est pas seulement du fait de la guérison, c’est qu’ils ont eux aussi entendu (compris) que, loin de s’en servir comme d’un moyen de punition, Dieu lui-même, comme Jésus, est en lutte contre la maladie. Libération de la culpabilité.

2. Dans un second temps, le scribe qui a retravaillé le texte écrit tout en délicatesse[2]. S’appuyant sur la version grecque d’Is 35,6, il ajoute la mal-parlance à la malentendance du malade :

 

32 Et ils lui amènent un sourd quasiment muet, et ils le supplient afin qu’il pose la main sur lui. 33 Et il jeta ses doigts dans ses oreilles, et, ayant craché, il lui toucha la langue, 34 et, ayant regardé en haut vers le ciel, il grogna et lui dit :

Ephphata!

35 Et ses oreilles s’ouvrirent, et le nœud de sa langue se délia, et il parlait correctement. 37 Et ils étaient super-extrêmement étonnés, disant :

Il a tout fait bellement!

 

Cette nouvelle affliction nécessite un second geste guérisseur de Jésus avec l’utilisation de sa salive. Par la sorte de retouches qu’il fait subir au récit primitif, le scribe révèle qu’il vise une communauté extérieure à la Palestine, de «langue» grecque. Celle-ci, bien qu’elle ne connaisse pas le parler du Jésus guérisseur («Ephphata»), a appris de lui, à partir des balbutiements des débuts, comment «parler correctement» de sa foi. Elle n’a rien à envier aux partisans de Judée ou de Galilée.  Une leçon d’inculturation.

 

Marc

 

Marc est responsable de l’emplacement du récit en territoire étranger. Contrairement aux deux autres textes de la triade, rien ne permet de penser que la péricope traditionnelle avait les étrangers en vue. L’évangéliste avait cependant besoin d’un troisième récit de geste puissant pour faire pendant à la série précédente qui se passait en Galilée. Il avait aussi une seconde raison, bien plus importante, d’utiliser cette péricope. C’est qu’il a en tête la finale de la longue sous-section dont il est en train de terminer la rédaction (4,1 – 8,21). Or, dans le dernier texte, il va montrer un Jésus qui accuse ses partisans de ne rien entendre ni comprendre (8,14-21). Il aura donc établi un sévère contraste avec les étrangers vivant au nord du pays qui, eux, savent fort bien ce que fait Jésus et n’auront eu de cesse de le proclamer malgré lui.

Le verset d’introduction est entièrement de la main de Marc. Il fait sortir de Tyr le Jésus qu’il y avait fait entrer au v 24. Il en profite pour le faire passer de là par Sidon, laquelle, avec Tyr, forme un couple traditionnel de villes étrangères qu’il avait mentionné en 3,8. Ensuite, Jésus se dirige vers la mer de Galilée, plus précisément vers la Décapole où il s’est déjà rendu au chapitre cinquième. L’itinéraire est quelque peu étrange, Jésus se dirigeant vers le nord (de Tyr à Sidon) dans le but de se rendre au sud (la Décapole). Mais Marc garde l’œil sur la géographie de son évangile et non sur les déplacements qu’auraient effectués son personnage quarante ans plus tôt.  Au v 34, il traduit, à l’intention de sa communauté, le sens de la parole araméenne de guérison prononcée par Jésus; au v 35, il a jugé bon de signifier l’effet immédiat de la parole de Jésus («aussitôt»). Puis, au v 36, il énonce clairement le sens qu’il voit au récit, dans la ligne de l’accession des étrangers à la foi, avant de conclure, de façon forte, que Jésus s’est fait entendre des étrangers et les a fait parler pour qu’on les écoute (v 37). De par l’étendue de sa rédaction, Marc fait savoir à ses lecteurs et lectrices que cette péricope est très importante à l’intérieur du mouvement de son évangile[3].

Dans sa rédaction, l’évangéliste traite d’une donnée importante dans l’histoire de l’ouverture du sens aux étrangers. Au v 33, il écrit que Jésus tient à effectuer la guérison en privé; puis, au v 36, il ajoute qu’il ne voulait pas que cela se sache, mais que ses efforts provoquaient l’effet contraire. Lectrices et lecteurs de D’après Marc se souviennent que le démoniaque gérasénien aurait bien voulu suivre Jésus, mais que ce dernier avait refusé sa demande (5,18-19), ce qui n’a pas empêché l’ex-malade de parcourir la Décapole en proclamant le geste de son thérapeute. On se souvient aussi de la Syro-phénicienne qui s’était imposée à Jésus pour qu’il guérisse sa fille (7,24-30). C’est donc la troisième fois (le chiffre trois est important dans l’évangile) que les étrangers forcent pour ainsi dire Jésus à accéder à leur bon vouloir, comme s’ils savaient mieux que lui ce qui était bon pour eux.

Et c’est bien ce que Marc leur fait dire en conclusion du récit (v 37) : les étrangers, qui étaient sourds et muets, comprennent et parlent librement. Tout un contraste avec les partisans de Jésus qui, depuis les débuts de la sous-section, ne veulent rien savoir de ce qu’il veut leur apprendre et, en conclusion, vont se faire traiter par lui de gens aveugles et sourds (8,14-21). Pour Marc, un rôle important joué par son œuvre – par conséquent une bonne partie de son sens – est de révéler à l’Église son aveuglement et sa surdité.  Scandaleux évangile.

 

Ligne de sens

 

1. Le récit primitif va à l’encontre de l’indéracinable «qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pour être si malade?» Paradoxalement, la maladie fait partie de la réalité, laquelle est fondamentalement bonne. La méchante, contre laquelle «grogner» ou dans laquelle cracher et enfoncer les doigts, c’est donc elle, et non pas moi, censé la subir comme punition. Et, attention! il n’y a pas que la religion qui maîtrise l’art de culpabiliser les gens. Une multitude d’experts de toutes sortes s’affairent à nous rendre responsables de nos maladies : nous nous sommes laissés devenir trop gros ou trop maigres; nous n’avons pas évacué nos toxines; nous n’avons pas fait assez attention au sel, au gras, au sucre, aux bactéries, aux microbes, aux virus, au plastique, aux pesticides… Le récit primitif, écrit pour un monde si différent du nôtre, nous dit pourtant d’humbles choses encore parlantes : la maladie fait partie de la réalité humaine, les victoires contre elle sont malgré tout possibles, et il est heureusement des moments où la vie nous laisse «super-extrêmement étonnés».

2. Le récit primitif nous offre une leçon d’inculturation, de respect de l’autre. Paradoxalement, la foi n’appartient pas aux croyants. Comprendre le sens des choses, des humains, de la vie, de Dieu même, n’est pas l’apanage des religions. Tout autour de nous, il y a plein de gens qui «parlent correctement» de la vie, sans utiliser de mots à connotations religieuses et sans référence à Dieu. À deux mille ans de distance, le récit nous appelle à comprendre que ces derniers aussi se sont fait «toucher la langue» et ont entendu un mystérieux «Ephphata». Heureux celles et ceux qui ont appris à se reconnaître, tout étonnés, dans ces représentants d’une nouvelle culture, «parlant correctement» dans une nouvelle langue.

3. De par sa rédaction, Marc cherche à ouvrir les yeux de sa communauté sur l’autre, l’étranger, le différent, celui qui est sourd à ce qu’elle dit, et qu’elle-même ne comprend pas. Lui, elle, Jésus peut les toucher, poser les mains sur eux, pour qu’ils comprennent le sens des choses, l’expriment à leur manière et s’engagent à sa suite sur le chemin de la vie. Il faut y prendre garde. Le sens n’est pas enfermé dans ce qu’on a déjà compris de lui, ni dans les mots qui ont été utilisés pour le dire. Malgré qu’il soit de toujours, il est toujours nouveau, surprenant, inédit («ils étaient super-extrêmement étonnés»), parce que découvert dans une Histoire en mouvement. Le sens n’est pas une possession de l’Église, il est une interpellation toujours renouvelée, prononcée là où il n’est pas censé être compris, par des gens qui ne devraient rien avoir à dire de lui.

Ce qu’il y a de paradoxal dans l’écriture de Marc, c’est qu’il n’offre pas son évangile à l’Église comme sa possession, son bien, sa sécurité, sa justification, mais comme le test de sa fidélité à remplir sa mission. En effet, dès que l’Église rencontre l’évangile, elle se rend compte que le sens n’est pas dans le texte, mais au bout du chemin que ce dernier lui trace. Par ailleurs, dès qu’elle se met en chemin, elle prend conscience que, pour en voir la direction, elle a besoin des étrangers, tout autour, qui lui sont offerts comme ses compagnons et compagnes de marche, malgré qu’ils ne veulent rien savoir de sa religion. Tout à fait inconfortable. Devenir Église est aussi difficile que devenir humain.

 

Notes :

 

[1] En 4,1 – 8,21, première triade; en 4,35 – 5,43, deuxième; (6,30-56); et en 7,24 – 8,9, troisième.

[2] Les ajouts faits au récit primitif sont indiqués en caractères gras.

[3] Tout comme va l’être l’expulsion du «souffle muet et sourd» en 9,25, au beau milieu de la prochaine sous-section (8,22 – 10,52).

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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