Paroles de dimanches

Il ne fallait pas le réveiller

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

19 juin 2024

Crédit photo : second sight / Unplash

Pour ce dimanche, la Liturgie a choisi un récit (Mc 4,35-41) auquel Marc accordait beaucoup d’importance. Il ouvre quatre chapitres (4,35 – 8,21), au cours desquels l’évangéliste présente le sens des gestes de Jésus à son Église dans le but de l’interpeller.

De façon typique, il a tenu à ce que ce soit un exorcisme qui inaugure la série des gestes puissants de Jésus, tout comme il l’avait fait au début de la journée de Capharnaüm (1,21-28). Le «semeur» du chapitre 4 se meut dans un champ où les forces malsaines sont à l’œuvre.

 

4,35 Et, ce jour-là, le soir arrivé, il leur dit :

Traversons sur l’autre rive.

36 Et, ayant laissé la foule, comme il était déjà dans la barque, ils l’emmènent, et il y avait d’autres barques avec lui. 37 Et arrive une grande tempête de vent, et les vagues se jetaient dans la barque, de sorte que la barque se remplissait déjà. 38 Et lui était à l’arrière, dormant sur le coussin. Et ils le réveillent, et ils lui disent :

Maître, cela ne te fait rien que nous soyons perdus?

39 Et, s’étant bien réveillé, il menaça le vent et a dit à la mer :

Silence! Tais-toi!

Et le vent se tranquillisa et il arriva un grand calme. 40 Et il leur a dit :

Pourquoi êtes-vous paniqués? Vous n’avez donc pas confiance?

41 Et ils avaient peur d’une grande peur, et ils se disaient les uns aux autres :

Qui est-il donc, celui-là, que même le vent et la mer lui obéissent?

 

 

Traduction

 

Maître (v 38). En Marc, «maître» (didaskalos) est le vocable normalement utilisé quand on s’adresse à Jésus[1]. Les scribes chrétiens, qui ont transmis, adapté et reformulé la tradition évangélique, en ont ainsi fait un enseignant comme eux. Une seule fois, le titre de «seigneur» est-il employé pour parler à Jésus et c’est dans la bouche d’une étrangère (7,28).

Paniqué (v 40). Il y a une note de désapprobation sous cette épithète, note que ne contient pas la «peur» du v 41.

 

Une maîtrise seigneuriale

 

Le récit original est une illustration de la maîtrise du seigneur Jésus sur le chaos du vent, des eaux menaçantes et des ténèbres. C’est un texte imprégné de part en part par la foi chrétienne. Le fait qu’il ait été rédigé sous forme d’exorcisme vise à faire comprendre que c’est bien de Jésus dont on parle, lui qui avait eu la renommée d’un exorciste de haut rang. Mais rien, dans la péricope – y compris au niveau de la rédaction marcienne –, ne permet de remonter à un geste du Jésus historique. Cette conclusion, qui s’applique au premier de ce que les savants appellent les «miracles sur la nature», vaut aussi pour tous les autres.

 

Traditions

 

1. Le récit traditionnel avait la forme d’un exorcisme :

Rencontre et signe de la maladie (vv 35-38)

La malade est la nature, perturbée et dangereuse. La rencontre se fait entre la nature, d’un côté, et, de l’autre, la barque avec ses occupants, dont l’exorciste qui y dort

Menace (v 39a)

La menace s’exprime dans la capacité de l’exorciste d’imposer le silence à la malade

Manifestation physique de l’expulsion (v 39b)

L’ordre d’expulsion n’est pas explicité, mais son effet est évident dans le calme qui suit la menace

Réaction des témoins (v 41)

On se questionne sur l’identité de Jésus.

 

La «forme» est le support narratif du sens, c’est un cadre traditionnel qu’un rédacteur peut modifier à sa guise. Et l’intérêt de ce dernier se manifeste justement là où il fait parler la forme. Ici, le scribe est intervenu à trois endroits : la description, assez élaborée, de la maladie de la nature (v 37); le fait que Jésus dorme malgré la tempête qui sévit, ce qui oblige ses partisans à le réveiller pour l’appeler à l’aide (v 38); et la surprenante peur des partisans après que la tempête ait été calmée (vv 40-41)[2]. Le sens du récit tient dans ses trois données ensemble.

La situation de la communauté chrétienne est chaotique, sa barque menace de couler. Or, Jésus est comme mort (il «dort»), et les siens doivent le «réveiller» pour qu’il leur vienne en aide. Mais à peine l’a-t-il fait qu’ils se mettent à avoir grande peur face au détenteur d’un si grand pouvoir. Et ils ne sortent pas de leur peur, qui s’exprime dans une question laissée sans réponse. C’est très paradoxal que les compagnons de Jésus semblent, à la fin du récit, avoir davantage peur de lui qu’ils n’en ont eu de la tempête. Ils semblent être tombés de Charybde en Scylla, craignant avoir déclenché l’exercice d’un pouvoir impossible à contrôler. Si même la nature obéit à Jésus, qui sont-ils pour oser lui résister?

Et c’est bien là la question que le scribe qui a rédigé ce récit voulait que sa communauté se pose, question qui peut se décliner de plusieurs façons. A-t-elle davantage peur de son seigneur que du chaos en train d’engouffrer son monde, et elle avec lui? Préfère-t-elle suivre ses démons, prétextant que son seigneur dort du sommeil de la mort et craignant de le réveiller de peur qu’il ne l’interpelle à lutter elle-même contre le chaos?

Le récit traditionnel, qui pose la question de la foi, est une variation sur le thème de la «crainte de Dieu». Même quand il calme les tempêtes qui assaillent les humains, Dieu – ou Jésus qui agit à sa place – reste redoutable, car il ne cesse jamais d’exiger de ces derniers qu’ils marchent dans le chemin de leur devenir humain.

 

Marc

 

1. L’emplacement de la péricope, en tête de la série des gestes puissants de Jésus, et le sens qui en ressort, sont tout à fait conformes à la manière de rédiger de Marc et à son projet d’écriture. En effet, il était important pour lui d’exposer dès le début le froid qui existait entre Jésus et ses partisans. Cet état de fait devait, selon sa rédaction, colorer la lecture de tous les épisodes qu’il allait raconter. C’est donc bien l’évangéliste qui a donné au récit cette position privilégiée.

Par après, Marc a inscrit dans le récit les données indiquant comment le comprendre à l’intérieur du déploiement de son évangile. Au v 38, il a transformé en reproche ce qui, à l’origine, devait être une demande à l’aide de la part des partisans de Jésus[3]. D’un côté, ces derniers accusent leur maître de ne pas se préoccuper de leur sort, et de l’autre, Jésus les traite de gens qui paniquent à tort et manquent de foi (v 40)! En deux lignes, Marc donne la tonalité dans laquelle les prochains chapitres sont à lire.

2. On comprend que Marc se soit empressé d’utiliser le récit traditionnel et de le placer en tête de la série des gestes puissants de Jésus. Comme le texte disait déjà l’essentiel de ce que l’évangéliste voulait faire comprendre à son Église, ce dernier s’est contenté d’y faire quelques retouches, dont deux qui durcissent l’incompréhension entre Jésus et ses partisans. Dans la première (v 38b), au ton assez frondeur, les partisans reprochent à Jésus de se désintéresser de leur sort. Dans la seconde (v 40), Jésus réplique qu’ils paniquent pour rien et qu’il doute même de leur foi[4].

En plaçant ce récit en tête de la série des gestes puissants de Jésus, Marc souligne, à gros traits, qu’il y a un écart important entre Jésus et son Église. Les deux ne lisent pas la réalité de la même façon. L’une s’attend à ce que son seigneur sorte de sa léthargie et s’occupe d’elle, tandis que l’autre tient à ce que les siens aillent leur chemin avec confiance. Ce qu’il y a de paradoxal dans la vision de Marc, c’est que les partisans de Jésus n’auraient pas dû le réveiller pour lui faire calmer la tempête. Car, ce faisant, ils ont mis à nu leur non-confiance ou incroyance. Leur prière, ou appel au secours, était un signe de non-foi, la fonction du seigneur n’étant pas de calmer les tempêtes, mais de donner le courage de les affronter. Dès le début, Marc cherche donc à exposer crûment le problème qui afflige son Église. Reste à voir comment la situation évoluera et comment les deux parties réagiront dans le long face à face qui s’annonce.

 

Ligne de sens

 

À chaque époque, la tempête qui menace la barque de l’Église est plus ou moins forte. Or, s’il est toujours malaisé d’apprécier la dangerosité de celle dans laquelle on se trouve, point n’est besoin d’être particulièrement clairvoyant pour se rendre compte que l’heure est particulièrement grave. C’est qu’au fil des siècles, l’Église s’est placée au cœur de la foi. Elle a fait de celle-ci l’acceptation de vérités définitivement formulées, exprimées par une institution elle-même immuable et promise à une existence perpétuelle, jusqu’à la fin des temps. Tout cela était cependant défini à l’aide de concepts tirés d’une civilisation mortelle, selon une vision du monde également transitoire. Or, l’ensemble a basculé d’un coup à l’intérieur d’une génération. Certes, l’effet n’est pas ressenti de la même façon dans toutes les sociétés, le rythme de la déconstruction varie, mais le mouvement de l’Histoire apparaît évident.

L’immense effort d’inculturation de la foi, née en Orient et passée en Occident, inculturation qui s’est effectuée sur deux millénaires, est arrivé à terme. Un autre monde est en train de naître; une autre culture, capable d’influencer l’ensemble de la planète tout en prenant toutes sortes de couleurs locales, prend forme et provoque l’irruption d’autres concepts. Quand, à ce démantèlement de l’édifice conceptuel, se conjugue une pathétique faillite morale de la part de nombreux et hauts responsables d’Église, la conclusion devient inévitable. La barque tangue dangereusement.

C’est précisément ici que Marc devient intéressant à lire. Ne vous mettez surtout pas à demander au seigneur d’y voir, qu’il nous dit. Paradoxalement, ce serait le signe d’un manque de foi. En effet, les partisans sont paniqués alors même que la tempête est calmée. Ils n’ont pas de foi alors même que le danger est passé, car leur seigneur leur apparaît plus redoutable que la situation qu’ils appréhendaient. Et c’est précisément ici que se joue l’appel du texte à croire.

C’est que la foi se vit dans l’Histoire et que l’Histoire est un continuel bouleversement qui nécessite un perpétuel discernement. Certes, il est légitime d’aspirer au calme et à la paix.  Mais, en Histoire, rien n’est jamais réglé une fois pour toutes. En effet, si jamais le vacarme du chaos actuel était réduit au silence, les choses redeviendraient comme avant, ce qui serait un grand désastre pour la foi. Celle-ci, en effet, ne peut se vivre que dans le présent vers le futur et jamais dans le présent vers le passé. Or, ce que la tempête qui nous frappe nous permet de voir, c’est que l’inculturation de la foi à l’occidentale en a considérablement limité la portée.

En effet, au lieu de la voir comme confiance dans le genre de vie de Jésus et appel à lutter contre l’emprise des systèmes sur la condition humaine, l’Église en a fait l’adhésion à une série de vérités coulées dans une vision particulière du monde. La tempête culturelle, qui frappe présentement l’ensemble de l’humanité et des religions, a ceci de bon qu’elle oblige chaque être humain à se poser la question du sens de sa vie. Croire, c’est, pour toute femme et tout homme, répondre positivement à l’appel à devenir soi. Et la foi chrétienne, en particulier, est confiance dans le chemin de vie tracé par Jésus[5].

Croire D’après Marc, c’est donc recevoir positivement la tempête qui fait dangereusement tanguer la barque de l’Église. C’est renoncer au retour en arrière. C’est se donner les moyens de faire face au chaos, avec ses frères et sœurs dans la foi, sans attendre les permissions de l’Église en train de sombrer. C’est ce que Marc appellerait ne pas paniquer ou avoir confiance. Tout en étant choix très difficile à faire, croire ainsi est précisément accepter la seigneurie de Jésus sur soi. Selon Marc, le seigneur de l’Église ne calme pas les tempêtes, il montre comment y faire face. C’est cependant décision redoutable qu’accepter de devenir soi sous la conduite d’un seigneur libre, au milieu du chaos de systèmes désorientés.

Les partisans de Jésus se doivent de continuellement donner un visage à l’Église, sans en figer les traits. C’est ainsi qu’elle pourra suivre la ligne tracée par le seigneur Jésus, en adoptant les formes changeantes et successives que lui imposera l’Histoire en mouvement. La flottille des petites barques légères est déjà en place pour prendre la relève du paquebot qui vient de frapper la banquise. Ce n’est pas le temps de paniquer, mais de faire confiance.

Notes :

 

[1] Mc 4,38; 9,17.38; 10,17.20.35; 12,14.19.32; 13,1.

[2] Au v 40, Marc a remplacé la peur traditionnelle par la «panique». Les vv 37-38 ne sont pas sans rappeler Jon 1,4-5. Les deux textes n’ont cependant pas la même portée et les versets en Jonas ne peuvent servir à interpréter ceux de Marc.

[3] Il est significatif que, dans les récits parallèles (Mt 8,25; Lc 8,23), c’est bien un appel de détresse qui est adressé à Jésus.

[4] On pense à la parole de Lc 18,8 : «Quand il viendra, l’Humain trouvera-t-il la foi sur la terre?».

[5] Je fais souvent remarquer que, dans le Symbole des Apôtres, on passe directement de «Je crois […] en Jésus […] qui est né de la vierge Marie» à «a souffert sous Ponce Pilate». Le chemin de vie tracé par Jésus n’intéresse pas le credo, et, selon lui, échappe au contenu de la foi. La majeure partie de l’évangile de Marc est ainsi disqualifiée.

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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