Paroles de dimanches

Une vie pour viser juste

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

11 janvier 2023

 Crédit photo : Vince Fleming / Unsplash

Rencontrer une péricope johannique après quelques-unes tirées des évangiles synoptiques (Mt-Mc-Lc) provoque nécessairement un certain choc culturel. Le monde est vu sous un autre angle, les modes d’expression sont différents, le vocabulaire est tout autre. Le Jésus de Jean ne parle pas comme celui des synoptiques[1].

La Liturgie a choisi l’extrait suivant (Jn 1,29-34) du quatrième évangile dans lequel le Baptiste témoigne de sa foi en Jésus, pour présenter à l’assemblée chrétienne celui qui interviendra dans les textes des dimanches à venir.

 

29 Le lendemain, voyant Jésus venir à lui, il dit:

C’est lui, l’agneau de Dieu, qui corrige l’égarement du monde. 30 C’est de lui que je parlais, en disant :

Après moi, vient un homme qui est arrivé devant moi, parce qu’avant moi il était.

31 Moi, je ne savais pas qui il était, mais il fallait bien qu’il soit montré à Israël, c’est pourquoi je suis là à faire l’immersion par l’eau.

 

32 Aussi Jean se mit-il à témoigner, disant :

J’ai bien vu le souffle, tel une colombe, descendre du ciel et demeurer sur lui. 33 Moi, je ne savais toujours pas qui il était, mais celui qui m’a envoyé faire l’immersion par l’eau, celui-là même m’a dit :

Celui sur lequel tu verras le souffle descendre et demeurer, c’est lui qui fait l’immersion par le souffle saint.

34 J’ai donc vu et j’en témoigne :

C’est bien lui l’élu de Dieu.

 

Traduction

 

L’agneau de Dieu (v 29). Il existe un mot araméen (talyâ) qui a les deux sens de serviteur et d’agneau. Or, dans le Nouveau Testament, il existe bien quelques textes dans lesquels Jésus est explicitement présenté comme le «serviteur de Dieu» (pais Theou)[2]. La tradition grecque sur laquelle s’appuyait le rédacteur johannique, tout en étant fondée dans la christologie[3] du serviteur, devait cependant contenir la version «agneau de Dieu».

Qui corrige l’égarement (v 29). Littéralement : «qui enlève le péché». Le pécheur biblique est moins celui qui désobéit à des normes, qu’un être humain déboussolé, «égaré», dévoyé, quelqu’un qui a perdu le chemin de l’existence authentique. Lui «enlever» le péché ou lui pardonner, c’est beaucoup plus lui faire retrouver sa voie que de simplement effacer sa faute.

Par l’eau et le souffle saint (vv 31.33). Sous le texte grec, il se trouve une particule hébraïque ou araméenne signifiant tout autant «par» que «dans». L’eau, pour le Baptiste ou le souffle de Dieu, pour le seigneur Jésus, ne sont pas que des milieux dans lesquels plonger leurs partisans mais bien plus les outils dont ils se servent pour intervenir.

L’élu de Dieu (v 34). Certains manuscrits contiennent cette version, la plupart, cependant, ont «fils de Dieu». J’ai pourtant choisi «élu», parce que c’est le titre qui est donné au «serviteur» de Dieu en Is 42,1. Le témoignage de Jean serait ainsi encadré par deux références désignant le serviteur : celle de l’«agneau» de Dieu en 1,29, et celle de son «élu» au v 34. Cette dernière version pouvait se trouver dans la rédaction originale de Jn 1-12, et avoir été remplacé par «fils de Dieu» quand l’évangile a été remanié, à la fin du Ier siècle, sous les pressions de l’Église de Rome.

 

Le baptême de Jésus

 

Que Jésus ait été baptisé par Jean est un des faits les mieux assurés de la tradition évangélique. Il faut se souvenir de ces mots de Marc selon lesquels se soumettre au baptême de Jean signifiait «un changement de vie en vue de la rectification des égarements» (1,4). En omettant de reprendre ce verset dans son évangile, Matthieu témoigne de son malaise vis-à-vis du fait que le Nazaréen se soit ainsi considéré «pécheur»; de son côté, Luc fait de la décision par Jésus de se faire baptiser une conséquence de sa prière; quant à Jean, comme on le voit dans la péricope traduite plus haut, il omet tout simplement d’en faire mention[4].

Il est donc raisonnable de penser que le baptême de Jésus par Jean n’est pas une création de la tradition chrétienne, puisqu’il s’agit d’une donnée qui l’a rendue mal à l’aise. C’est un fait très significatif qui témoigne de l’importance qu’a eue pour Jésus sa rencontre avec Jean. Ce dernier lui a ouvert un nouveau chemin de vie, sur lequel il a décidé de s’engager pour rectifier son alignement vers la cible de son existence. Le moment déterminant de sa vie.

 

Traditions

 

Ici, comme ailleurs dans son œuvre, le rédacteur témoigne du fait qu’il connaissait une partie des matériaux utilisés par les autres évangélistes. Son texte laisse donc une impression d’ancienneté, de langage archaïsant. Par la suite, il ne parlera plus de l’«agneau de Dieu», ni de la «correction» des égarements, ni du souffle «demeurant sur» Jésus, ni de l’immersion «par» le Souffle, ni du souffle «saint», ni de l’«élu» de Dieu. Il reprend ici l’imagerie et le vocabulaire traditionnels de l’épisode du baptême de Jésus parce qu’il est en train de parler des débuts. Lui-même – et les siens avec lui – est cependant ailleurs, disposant d’un autre langage pour se dire, comme en témoigne la suite de son évangile.

La tradition ancienne[5] sur le baptême de Jésus parlait en même temps de deux débuts : le commencement de l’histoire du Nazaréen à partir de son baptême, et le commencement de sa seigneurie alors que les Cieux se sont déchirés pour laisser passer le Souffle tout-puissant de Dieu, lequel l’a fait messie, roi, seigneur, chef, fils. Et c’est précisément ce que proclame la Voix : Jésus est son fils. Ce dernier est devenu tel parce qu’il détient le Pouvoir suprême que le Souffle lui permet d’exercer; et Dieu le lui a remis en lui faisant confiance parce qu’«il a été content» de toute la vie de Jésus (Mc 1,11). Le récit du baptême permettait donc d’illustrer d’un coup la foi en Jésus, à partir de son baptême, à travers toute sa vie, jusqu’au don de la seigneurie[6].

 

Jean

 

La péricope johannique est en deux morceaux. Dans le premier, le Baptiste, dont on ignore à qui il s’adresse ce jour-là, présente et nomme, pour la première fois en Jean[7], celui qu’il a longtemps attendu sans en connaître l’identité. Dans les quelques mots qu’il lui met dans la bouche, l’évangéliste révèle qu’il a certaines difficultés d’ordre culturel à lever :

  • D’abord, comment prétendre que Jésus était supérieur au Baptiste alors qu’il était plus jeune que lui[8] ?
  • Ensuite, aller vers Jean pour se faire baptiser par lui ne signifiait-il pas reconnaître n’avoir auparavant pas été dans le bon chemin ?
  • Et, enfin, comment comprendre que le partisan (Jésus) soit considéré comme plus grand que son maître (Jean) ?

Pour répondre à la première objection, l’évangéliste met dans la bouche de Jean une parole pour l’instant énigmatique, dont le sens sera explicité dans le cours de son œuvre[9] : Jésus a été l’envoyé de Dieu et, en tant que tel, il jouit de toutes les prérogatives de son Envoyeur[10]. La parole et l’agir du plus jeune ont donc plus de poids que ceux de Jean parce qu’appuyés par Celui qui est de toujours. Jésus «était» donc avant Jean (v 30), et même avant Abraham (8,58).

L’évangéliste contourne ensuite la deuxième difficulté en évitant de dire que Jésus a été baptisé par Jean. Il présente certes ce dernier comme le témoin de la descente du souffle de Dieu sur Jésus [11], mais sans faire mention du contexte baptismal. Jean n’est donc pas présenté comme quelqu’un qui a contribué à mettre Jésus sur un nouveau chemin.

Quant à la troisième difficulté, c’est celle qui retient toute l’attention du rédacteur, et il y répond en faisant de Jean, non pas le maître de Jésus, mais son partisan. Selon sa façon d’écrire, il laisse entendre que l’immersion par l’eau pratiquée par Jean ne faisait qu’inviter les gens à retrouver la direction de leur vie (vv 31.33a). Il lui manquait une dimension essentielle, soit celle de l’intervention du souffle saint, occasionnée par l’agir du serviteur de Dieu (l’agneau du v 29, l’élu du v 34), lequel le détient (v 32.33b) et a la capacité de lui faire corriger les déviations humaines (v 29). Et cela, Jean l’a appris de celui-là même qui était à l’origine de sa propre mission (v 33b). Il est étonnant que l’évangéliste fasse ainsi de Jean – bien avant Pierre ! – le premier homme à avoir eu foi en Jésus, le premier chrétien de l’Histoire.

La péricope johannique est très dense. Elle repose sur la personnalité prophétique de Jean; sur sa rencontre avec Jésus; sur la décision de ce dernier de s’engager dans le chemin tracé par Jean; sur l’émergence de différentes christologies pour rendre compte de la foi en Jésus : serviteur, envoyé, seigneur; et sur des décennies de discussion entre scribes partisans de Jean d’un côté, et partisans de Jésus de l’autre, tout en présentant le point de vue d’un auteur engagé dans la rédaction d’une œuvre d’une grande originalité. Tout cela a-t-il encore du sens pour les partisanes et partisans de Jésus aujourd’hui ?

 

Ligne de sens

 

Les passages évangéliques sur le sens de l’activité de Jean ou de Jésus visent à faire naître, chez les partisans et partisanes de ce dernier, une très grande attention par rapport au chemin qu’il a tracé. L’important, dans la vie, est de viser juste, d’éviter de «s’égarer» en route, pour en arriver à atteindre la cible de son humanité. À la fin de sa scène du baptême de Jésus en Matthieu – une reprise de Marc –, il y a ces mots attribués à la Voix céleste qui parle de Jésus : «j’ai été content de lui». Du début à la fin – du baptême à sa mort – Dieu a été content de lui.

Quiconque a Dieu à cœur doit donc porter grande attention aux paroles et gestes de Jésus puisque ceux-ci témoignent de ce qui est attendu d’un être humain[12]. Un rédacteur johannique a plus loin cette formule frappante qui résume le sens de la vie de Jésus : il a été l’authentique chemin de vie («le chemin, la vérité et la vie»[13]). Tout ce qui est écrit dans l’évangile a pour seul objectif d’aider les humains à viser juste dans la vie en s’alignant sur celle de Jésus.

Les paroles mises dans la bouche du Baptiste ne signifient pas que Jésus aurait été un homme doté de pouvoirs exceptionnels lui permettant un agir et une fidélité qui auraient infiniment dépassé ce qui est à la portée des humains ordinaires. Elles ne visent pas à faire croire que Jésus a été sans péché depuis sa naissance. Et elles n’ont rien à voir avec une soi-disant institution par Jésus du sacrement du baptême.

Elles orientent plutôt la réflexion vers les lignes suivantes. Un être humain ne se fait pas seul; il n’y aurait pas eu Jésus s’il n’y avait pas eu Jean Baptiste. Et l’appréciation de Jean est indissociable de l’influence qu’il a eue sur Jésus, tout comme la destinée de ce dernier est à jamais liée à l’interpellation qu’il a reçue du premier. La conclusion à tirer est que, seul ou seule, un être humain n’a aucune valeur.

Selon l’évangile, j’ai du sens avec les miens – ma famille, mes amis, ceux et celles qui m’ont permis de devenir l’être humain que je suis, ainsi que ceux et celles à qui j’ai permis de devenir de meilleures personnes –, parce que nous sommes indissociables, nous étant faits les uns les autres sur le chemin de la vie. Au terme d’un plus ou moins long parcours, nous serons ainsi devenus les fils et les filles de Celui-là à qui nous aurons donné de la joie.

C’est pourquoi la vie de Jésus est tellement importante pour nous, et la nôtre pour lui. Si notre parcours a été marqué par l’emprise du Souffle reçu par Jésus d’abord, puis communiqué par lui, ce dernier fait partie de notre identité. Le sens de sa vie n’est donc pas terminé, au contraire, il s’enrichit par le devenir de tous ses partisans et partisanes qui influenceront à jamais – «jusqu’à la fin des Temps», selon Mt 28,20 – le cours de l’Histoire. Et s’il y a des hommes et des femmes qui réussissent à atteindre la cible de la vie, alors, en dépit des guerres et des massacres de la nature, l’humanité étant une, elle est sauvée. Nous avons une vie, pour viser juste, et faire en sorte que l’humanité atteigne la cible, pour l’éternité.

 

Notes :

 

[1] Si vous avez un peu de temps devant vous, cessez la lecture de ce texte, et allez lire à la suite Mt 5 et Jn 10. Vous verrez, deux mondes.

[2] Mt 12,18 (dans une citation d’Is 42,1); Ac 3,13.26 (dans la bouche de Pierre); 4,27.30 (dans la bouche de Pierre et de Jean). L’auteur des Actes donne l’impression qu’il se sert volontairement d’un vocabulaire archaïsant.

[3] Le mot désigne une terminologie servant à exprimer la foi en Jésus, par exemple la christologie de l’Humain, (fils de l’homme), celle de la seigneurie ou encore de la divinité.

[4] Voir Mt 3,15; Lc 3,21; Jn 1,32.

[5] Marc la rapporte en 1,9-11.

[6] La christologie très ancienne du serviteur a tout simplement conduit à celle du seigneur. En effet, dans l’Ancient Testament, on rencontre souvent ces «serviteurs» qui sont de très hauts fonctionnaires, et donc des hommes de pouvoir ayant toute la confiance du souverain.

[7] Le scribe qui parle de «Jésus Christ» dans le Prologue (1,17) est un rédacteur postérieur à l’évangéliste.

[8] Problème posé par le fait, qu’à l’époque, les aînés avaient la préséance sur les plus jeunes.

[9] Voir 8,42.54-58.

[10] L’équivalent moderne de cette conception est l’ambassadeur qui se présente en ayant, derrière lui, la puissance économique et militaire de son pays.

[11] En Marc, seul Jésus a la vision de cette descente du Souffle sur lui (1,10).

[12] Il est remarquable que, dans la péricope, Jean déclare par deux fois qu’il ne savait pas qui était Jésus (vv 31.33a), mais qu’un jour il a compris ce que lui disait sa voix intérieure (33b). Faut laisser le temps, à soi et aux autres.

[13] Jn 14,6.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur des nombreux ouvrages, professeur retraité de l’Université de Montréal et spécialiste des Évangiles, particulièrement de celui de Marc. Depuis plusieurs années, il anime de nombreux ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

Partager :

Suivez-nous sur Facebook

Suivez la fondation sur Facebook afin de rester informé sur nos activités, nos projets et nos dernières publications.

Je m’abonne

Envie de recevoir plus de contenu?

Abonnez-vous à notre liste de diffusion et nous vous enverrons un courriel chaque fois qu’un nouveau billet sera publié, c’est facile et gratuit.

Je m’abonne